Le coup d’État du 24 janvier au Burkina Faso a été salué par quelques réjouissances dans les rues de Ouagadougou, mais la plupart des leaders d’opinion ont eu une réaction plutôt mesurée. Le rappeur et militant de la société civile Serge Bambara alias Smockey, dont la « street cred » est peut-être la mieux établie dans la capitale, a eu une réponse tiède, caractéristique de l’humeur générale. En gros, il n’arrive pas à condamner le coup, mais ne parvient pas non plus à l’applaudir.
Les Burkinabès sont légalistes. Rien n’a plus voué le régime de Compaoré à sa perte que son incapacité à organiser un procès en bonne et due forme pour le meurtre de Norbert Zongo, un crime d’État survenu en 1998 mais que l’opinion publique burkinabè n’a jamais voulu oublier. Ces derniers temps, le pays juge non seulement Gilbert Diendiéré, le général qui a essayé de restaurer Compaoré en 2015 avant d’être mis en échec par la rue, mais aussi son patron Compaoré lui-même, pour une affaire encore plus ancienne, le meurtre de Thomas Sankara en 1987. Il y a d’autres affaires de ce type, quoique d’importance politique moindre, en cours dans les prétoires ouagalais, et les putschistes évitent soigneusement d’interférer. Je n’imagine pas une telle chose se produire dans d’autres pays ouest-africains. Ici, comme ailleurs dans la région, il existe certes une frustration cynique à l’encontre de la classe politique, mais elle est tempérée par un esprit de procédure, presque de ce que l’anglais appelle « due process », qui parvient tant bien que mal à s’immiscer dans la vie politique.
Il y a eu plus de joie et d’excitation au Mali voisin, un pays dirigé par une junte qui est arrivée au pouvoir après un putsch en août 2020, et qui a rompu les relations avec les États de la CEDEAO en janvier, après que ces derniers aient rejeté son projet de « transition » de cinq ans. Le rejet fut assorti de sanctions lourdes, y compris une fermeture des frontières des pays voisins. Les Maliens, dont beaucoup ont mis sur un piédestal le chef de la junte, Assimi Goïta, ont espéré un moment que le Burkina se joindrait à la Guinée – un autre pays dirigé par une junte – et ouvrirait ses frontières à leur pays. Mais les frontières du Burkina sont restées closes, et la constitution burkinabè, brièvement suspendue, a été formellement réactivée. Cela n’a aucune véritable implication pratique, mais laisse entendre qu’en théorie, le Burkina se trouve en situation d’interrègne, non en régime d’exception, comme c’est le cas au Mali. Bien que cette vision des choses ait été quelque peu battue en brèche par la cour constitutionnelle burkinabè, qui s’est aventurée à conférer au lieutenant-colonel Damiba le titre de « président du Faso », l’idée est que le Burkina ne se trouve pas dans le même bateau que le Mali.
Toutes cette histoire se joue dans le contexte de la « crise du Sahel », dans laquelle la vieille lutte africaine pour la souveraineté – de préférence, pour des gens comme Smockey, une souveraineté démocratique – contre des impérialismes mutables a, ces derniers temps, pris une importance centrale.
Si les frontières du Burkina sont fermées au trafic commercial avec le Mali, elles n’existent même pas pour les groupes djihadistes, dont les activités sont la cause efficiente – pour user de la terminologie aristotélicienne – des deux coups : sans eux, les coups n’auraient pas eu lieu, même si le but des coups (leurs causes finales) relève de problématiques plus larges que le djihadisme. Du point de vue de la conscience politique, il s’agit, pour les Maliens, de « libération » (un mot très populaire parmi les supporters de la junte) non seulement vis-à-vis des djihadistes, mais aussi, et peut-être de façon plus cruciale, vis-à-vis de la France et de la morgue occidentale ; et pour les Burkinabès, du parachèvement des réformes de 2015.
Dans les deux cas, ces buts concrets s’inscrivent dans une quête plus englobante, la construction d’appareils d’État effectifs. Je reviendrai dans une note prochaine sur ce point dont l’importance ne saurait être exagérée – d’autant qu’il est sous-estimé aussi bien par les dirigeants africains (qui sont « anti-État » par intérêt) que par les analystes occidentaux (qui le sont par afropessimisme).
La différence d’évolution dans les deux pays provient en grande partie du comportement des Français. En 2013, après avoir apparemment sauvé la mise à un État malien en pleine débâcle face à une agression armée en tandem de djihadistes et de rebelles touaregs, les Français se mirent du côté des rebelles, qu’ils désignèrent comme leurs alliés et leurs partenaires dans ce qu’ils considéraient comme une simple opération de nettoyage post-victoire. L’armée malienne ne fut pas autorisée à entrer dans le secteur de Kidal, la région revendiquée par les rebelles – un assortiment de groupes aristocratiques non-représentatifs de la communauté touarègue dans son ensemble – et, en 2015, le gouvernement malien fut contraint de signer avec eux un accord (les Accords d’Alger) qui préconisait une fédéralisation par la bande du pays, dans l’intérêt d’une cause « touarègue » déguisée en autonomie pour le nord. L’année précédente, en 2014, le Mali avait vainement essayé de récupérer Kidal par la force des armes. Bien que présents, les Français se sont abstenus de lui prêter main forte et beaucoup de Maliens sont convaincus – quoique sans aucune preuve – qu’ils avaient entraîné ou, d’une manière ou d’une autre, aidé leurs adversaires touaregs. Quoiqu’il en soit, un ambassadeur malien à la retraite a pu remarquer que le « problème touareg » avait été « fabriqué de toute pièce » (sous-entendu, par les Français). Les actions des Français, et l’espèce de dédain colonial qui les a caractérisées, gravèrent au fer rouge l’humiliation et le ressentiment dans la psyché malienne, et la blessure ne fut pas adoucie par une victoire contre les djihadistes, puisque les Français ont échoué à obtenir ladite victoire.
Le Burkina n’a pas eu à subir pareilles épreuves, mais lorsqu’il se trouva sérieusement mis à mal par la guerre djihadiste – vers 2018, deux ans après les premiers grands attentats sur son sol – il retint du cas malien la leçon qu’une implication des Français devait être limitée au minimum indispensable. Le prix à payer pour cela était la réforme de l’armée et, en fait, de toutes les fonctions régaliennes de l’État, en particulier la gouvernance de la sécurité, le système judiciaire, l’administration territoriale, et la fiscalité. On peut noter la triste ironie du fait qu’après s’être débarrassé de Compaoré en 2014, le Burkina s’était lancé dans une transition d’un an au cours de laquelle des comités indépendants passèrent des semaines à travailler précisément sur de telles réformes, laissant ensuite derrière eux des feuilles de route de réformes pour chaque secteur clef. Mais peu après son élection, Roch Kaboré retourna à la vieille façon de faire de la politique. Après quelques complaintes, les Burkinabès se seraient résignés à ce résultat décevant, mais la crise djihadiste a eu pour effet que les conséquences de cette occasion manquée parurent intolérables.
Kaboré le savait et fut moins indolent qu’on ne le pense généralement (au Burkina, il a une réputation de mollesse invétérée, voire de quasi-inertie, le tout assorti d’une propension aux faux-pas et aux cafouillages). Par exemple, il a recruté un juriste burkinabè basé au Canada pour réformer l’ENAM, i.e., l’institution qui offre des compétences professionnelles aux administrateurs territoriaux. Le juriste en question s’est acquitté de façon si efficace et créative de cette mission que les Français ont essayé de l’employer à des fins similaires en République Centrafricaine (il a décliné). Il n’empêche, quelles que soient les actions de Kaboré, ce fut trop peu et trop tard, et toutes les apparences – chose très importante en politique – étaient contre lui. En fin octobre dernier, un des partis de la coalition au pouvoir a quitté le gouvernement en envoyant au premier ministre une note exaspérée portant sur le « manque de réponse » au défi djihadiste. La fondatrice du parti en question, Saran Sérémé, développa ensuite publiquement les raisons du divorce, disant notamment : « Les populations se sentent abandonnées, quand elles voient certaines autorités à la télé en train de se pavaner dans les rues marchandes, à des galas, en train de faire de beaux discours, alors qu’elles subissent le joug des terroristes ».
De façon plus significative, Kaboré est bel et bien resté indolent s’agissant de la réforme du secteur de la défense, paralysé – comme Emmanuel Macron l’a expliqué à des journalistes – par la crainte d’un putsch. Il n’a sans doute guère été surpris que cela soit finalement arrivé. Au moment de sa détention, alors que ses tombeurs s’étaient mis à rédiger sa lettre de démission afin de l’imprimer sur papier officiel, il demanda avec un geste d’impatience une simple feuille blanche sur laquelle il griffonna en une phrase sa note de démission. Selon des membres de son entourage qui étaient sur les lieux, il parut ensuite soulagé, en partie parce que sa démission éliminait tout risque de combat et de sang versé.
Au Mali, les choses n’ont fait que se compliquer et se complexifier depuis le coup d’août 2020. Au début, le putschiste en chef, le taiseux mais charismatique Assimi Goïta, s’était incliné devant les exigences de la « communauté internationale », composée en l’occurrence surtout des États de la CEDEAO et du principal interlocuteur occidental des pays sahéliens, la France. Il avait accepté d’organiser une transition rapide et de ne pas être lui-même candidat aux élections concluant ce processus. Mais en mai 2021, il perpétra un coup dans le coup, supprima le gouvernement de transition, et se mit aux commandes, flanqué de Choguel Maïga, un politicien populiste réputé admirateur de l’ancien « homme fort » militaire du Mali, Moussa Traoré. Dans ce couple improbable, le « meneur » civil se montre, ces derniers temps, plus souvent en vareuse que le « chef » militaire. Les deux hommes ont concocté un plan pour restaurer la souveraineté du Mali, et il comporte un mandat de cinq ans de « transition » et l’assistance des Russes contre les djihadistes. (Goïta, comme nombre d’officiers maliens, est passé par la case Russie et l’armée malienne est habituée à l’équipement militaire russe). La longue transition est présentée comme une recommandation des « assises nationales », un exercice de consultation populaire – qui ne fut pas le premier au Mali – au cours duquel des citoyens se sont prononcés, au sein de comités régionaux et communaux, sur la voie à suivre pour boucler la transition et relancer le processus politique national (les assises nationales avaient suggéré une large fourchette de six mois à cinq ans pour ce faire) ; et l’aide russe est popularisée en « chauffant » les griefs, légitimes ou fallacieux, des Maliens contre la France, avec, en partie, le concours des talents des agents russes pour la propagande en zone trouble (les Français ont essayé de rivaliser avec eux, mais le résultat fut peu glorieux).
L’idée d’une transition de cinq ans a donné un haut-le-cœur collectif aux chefs d’État de la CEDEAO, tandis que les Français, et peut-être plus encore, leurs alliés européens de la Taskforce Takuba, refusent d’envisager l’image de « l’Ours » à distance de fusil de leurs troupes. Après des discussions ingrates – au cours desquelles les Maliens ont expulsé le vétilleux représentant spécial de la CEDEAO à la veille de noël 2021 – l’instance régionale a donc imposé, à la mi-janvier, des sanctions écrasantes au Mali : fermeture des frontières, départ groupé des ambassadeurs CEDEAO, gel des avoirs, asphyxie du système bancaire et des canaux d’investissement. Le pays n’est pas totalement isolé : la Guinée, un pays côtier – mais son port est de peu d’importance pour le Mali – a maintenu ses frontières ouvertes, de même que la Mauritanie, qui n’est pas membre de la CEDEAO. L’Algérie, qui a fermé son espace aérien aux aéronefs militaires français à la suite d’une bisbille avec Macron – le peu réservé président français s’était permis de douter de l’existence d’une Algérie avant la colonisation française – laisse les Tupolevs le traverser en direction du Mali, où ils convoient troupes et équipements. Mais la consolation est maigre au vu des effets économiques de l’embargo de la région ouest-africaine.
La France craint un succès russe, quel que soit, en l’occurrence, le sens du mot « succès ». En République Centrafricaine, les mercenaires russes de Wagner ont pu récupérer une bonne partie du territoire perdu par le gouvernement officiel, et les forces rebelles sont en déroute. Le coût aussi bien humain que financier est exorbitant, mais les résultats contrastent avec ce que les Français ont, ou plutôt, n’ont pas réussi à faire.
Au Mali, cette intervention russe, bien que secrète ou officieuse, semble impliquer non seulement Wagner, mais également des forces étatiques russes. Leur réussite aurait des répercussions négatives sérieuses pour l’influence française dans la région, ce qui explique sans doute les attaques verbales quelque peu stridentes de personnalités françaises – Macron, Le Drian, Parly, Castex – contre la junte. Les propos offensifs utilisés – « illégal », « illégitime », « irresponsable » – ont conduit à l’expulsion de l’ambassadeur français du Mali en fin janvier, action accompagnée d’une note diplomatique de Bamako demandant des clarifications. La note indique qu’il n’est pas habituel qu’un État ait un ambassadeur dans un pays dont il ne reconnaît pas les autorités. Les autorités maliennes souhaitent avoir un ambassadeur de France, mais la France devait d’abord reconnaître les autorités maliennes.
Entre parenthèses, la France reconnaît si peu la junte qu’elle a refusé d’accréditer un ambassadeur malien à Paris dans les circonstances actuelles. Et, avant de rejoindre la junte, Choguel Maïga, principal artisan de la politique antifrançaise de Bamako, ne s’était pas privé de lui accoler les mêmes qualificatifs désobligeants que Le Drian et consort.
Dans tous les cas, si les actions diplomatiques de la junte ont, par le passé, pu paraître gauches, ce dernier développement constitue un beau piège pour la France. S’il reconnaît les « autorités » de Bamako, Paris leur donnerait un crédit à l’international que la France et la CEDEAO leur dénient; mais ne pas les reconnaître les rendrait libres de rechercher l’aide des Russes et ferait de la présence militaire française dans le pays – une présence à laquelle la France ne voudrait pas renoncer – une absurdité politique. Répondant à des questions à l’Assemblée nationale, un Le Drian énervé sans doute par cette espèce de « corner », répéta vigoureusement l’accusation d’illégitimité qui avait conduit à l’expulsion – ou, comme Paris préfère le dire, au « rappel » – de l’ambassadeur et évoqua de façon méprisante un « gouvernement de coup d’État » qui était si isolé qu’il en était réduit à rechercher le partenariat de mercenaires. Et le premier ministre Jean Castex a confié ses inquiétudes quant à la souveraineté du Mali, propos au sous-entendu assez clair.
Étant donné ce que la France a fait au Mali, il y a là une hypocrisie quelque peu renversante. Mais cela ne veut pas dire que ces inquiétudes sont injustifiées. L’ambassadeur malien à la retraite, que j’ai évoqué plus haut, a eu un propos qui paraît exact : « Les interventions armées d’urgence fondées sur la géopolitique n’ont jamais apporté durablement la stabilité et la sécurité dans un pays. » Il ne pensait pas qu’aux seuls Français. Et d’ajouter : « Une seule voie, une armée nationale à la hauteur. » L’aide russe a un coût qui n’est pas nécessairement inférieur à celui de l’aide française, et qui pourrait même être supérieur. Takuba et la nouvelle mouture de Barkhane tendent à mettre les armées sahéliennes à même d’affronter seules les djihadistes. Des armées fortes participent fortement de la souveraineté ou de l’autonomie d’un pays. Si cela ne se produit pas, ou pas assez vite, la cause réside en partie dans la façon peu coordonnée d’agir en commun des Européens (problème typique de l’UE), mais surtout dans les choix faits par les gouvernements sahéliens au Mali, au Burkina et au Niger (un autre pays sahélien assailli par les djihadistes). Dans chacun de ces pays, les gouvernants ont décidé de combattre le djihadisme sans réformer l’État et le secteur de la défense, tant de telles réformes leur paraissent risquées et ardues (ou simplement parce qu’ils ont leur propre marotte). Mais au moins, étant donné la nature du régime politique français, les Africains mécontents de l’action de la France disposent de points d’appui pout tâcher d’influencer sa politique à l’interne, y compris le lobbying, les campagnes médiatiques, ou encore les alliances de société civile et de partis politiques. Pour le moment, ils ne se sont pas montrés capables d’user de ces voies de recours, mais cela viendra. Par contraste, la politique russe n’est absolument pas ouverte à de telles opérations.
Et il n’existe pas de « bon » ou de « meilleur » impérialisme.
Loin de la grisante politique de la corde raide pratiquée par la junte malienne, les austères et procéduriers Burkinabès semblent l’avoir compris. Le 29 janvier, un décret a nommé une équipe d’experts indépendants et non rémunérés avec la triple mission de proposer, en deux semaines, une « méthodologie » pour mobiliser un consensus social autour du « sauvetage de la Patrie » ; une charte qui procurerait les bases juridiques et les principes opérationnels du régime de transition ; et un calendrier de restauration du gouvernement constitutionnel. L’appel à l’aide extérieure n’est pas un facteur digne de considération. L’idée est que la nation doit se resserrer afin d’affronter sa « priorité existentielle » – un euphémisme fort, si je puis me permettre cet oxymore, pour parler du défi djihadiste sans le nommer – par elle-même. C’est le discours de 2015, mais dans un contexte d’état d’urgence.