Afrique, mon Afrique (entrées de Journal: 1995 et 2009)
Série de réflexions sur l'Afrique, extraites de deux de mes Journaux, basées sur des rencontres, des expériences, des lectures... Suivi, en appendice, des premières nouvelles de Boko Haram
Extraits du Journal de 1995 (à Dakar): Axelle Kabou et les authentificateurs
Jeudi 2 mars
Lu Et si l’Afrique refusait le développement ? d’Axelle Kabou. Elle dit à peu près tout ce que je pensais, mais avec esprit géométrique plutôt qu’avec esprit de finesse, ce qui me fait regimber. De plus, sa thèse du refus idéologique du développement est insuffisante, pour deux raisons : la première, c’est que le développement importe moins que la création (ou la réinvention ?) d’une Afrique nouvelle; et la seconde, c’est que du coup ce dont il faut accuser les Africains, ce n’est pas de manquer de volonté (d’appliquer les règles du développement), mais de manquer d’énergie créatrice.
Elle a réussi à démontrer (à force d’insistance) qu’il y a bien, en Afrique, une sorte de refus militant du développement. Le problème, c’est qu’il s’agit là d’une conséquence, et non d’une cause, et elle ne le voit pas. C’est parce qu’elle ne parle ni de la religion, ni de l’organisation sociale, mais uniquement de ce que les intellectuels africains écrivent de ces choses. Elle s’imagine que ces intellectuels sont soit l’élite, soit les dirigeants de l’Afrique, mais il fallait d’abord prouver cela, car pour ma part, je n’en suis pas convaincu d’avance !
Son pamphlet final sur l’OUA est hâtif.
La dernière phrase, en tout cas, indique un réalisme d’un niveau plus élevé que celui de ceux qui insistent sur nos « spécificités » : « L’Afrique du XXIe siècle sera rationnelle ou ne sera pas. » Mais j’aurais remplacé « rationnelle » par « créatrice ».
Mercredi 8 mars
« Réafricaniser l’Afrique » : c’est le thème d’une conférence qui se va bientôt bailler à l’UCAD. Il y a des moments où le manque du sens des réalités devient un manque du sens du ridicule. Réafricaniser l’Afrique serait nécessaire parce que l’Afrique se serait par trop européanisée (c’est cela l’implicite). Mais c’est du narcissisme ! Il y a environ 700 millions d’Africains, et peut-être seulement 100 millions qui ont été à l’école occidentale et se sont plus ou moins européanisés. Je crois que ceux qui, comme moi, lisent Racine au petit-déjeuner doivent être une infime minorité. En quoi, alors, les 600 millions d’Africains africainement africains ont-ils besoin d’être réafricanisés ? Les intellectuels, en fait, parlent d’eux-mêmes, et s’inquiètent de leur propre sort. Cela les empêche de voir que l’Afrique a besoin, au contraire, d’être un peu « désafricanisée », car c’est cette clôture sur elle-même, ce manque d’air, cette culture paresseuse de ses vieilles tares et cette absence de critique de soi qui fait qu’elle est dominée par des étrangers plus cosmopolites et des despotes jouant de ses mauvaises habitudes non réformées.
Jeudi 9 mars
Dans ce monde de très grande homogénéité (dans un sens bien précis, uniquement), tous les pays sont interdépendants. L’indépendance n’existe pas, ou alors signifierait l’autarcie, c’est-à-dire la mort par asphyxie. La curieuse situation de l’Afrique combine le négatif de la dépendance et le nocif de l’autarcie. En fait, ce qu’il nous faudrait, c’est juste un peu d’autonomie, c’est-à-dire de productivité répondant à la majeure partie de nos besoins courants qui, par comparaison avec ceux des Occidentaux, sont minimes. L’habillement, l’impression des livres, les aliments, tout cela, à défaut des automobiles et des fers à repasser, peut se faire chez nous. Mais le problème économique serait simple à résoudre n’était le fait que les Africains sont plongés dans une sorte de torpeur historique difficile à décrire en peu de mots. Même lorsqu’il y a, parmi eux, des gens qui ont des idées, ils échouent à les rendre rentables ou bénéfiques parce qu’il n’y a pas de réponses. Les Africains ne sont éveillés ni aux réalités du monde, ni aux leurs, et il semble parfois (c’est ce que dit Kabou, en substance) que c’est par désir de dormir et de rêver d’un passé mythique. Mais dormir, c’est ne pas avoir le sens du danger, et rester incurablement vulnérable.
Je me dis pourtant que cela viendra. Mon problème personnel, sans doute, est que je vis bien en avance de mes sociétaires, et je m’impatiente de leur lenteur et de leur distraction.
Lundi 13
Cheikh Anta Diop et d’autres « grandes têtes molles » proposent, pour diffuser une culture technologique populaire chez les Noirs d’Afrique, de puiser dans le trésor de nos langues. Il est vrai… L’avion est le type même de réalisation technologique étranger aux Africains, et pourtant, dans les deux langues africaines que je connais, le mot pour « avion » n’est tiré d’aucune langue « indo-européenne » (comme dit C. A. Diop) : en haoussa, on dit « jirgui », dont j’ignore l’étymologie, mais qui n’est manifestement ni anglais, ni français. En zarma, on dit « bena hi », c’est-à-dire « vaisseau céleste ».
Cependant, la fonction de l’intellectuel n’est pas exclusivement de rêver, même si c’est ainsi que le vulgaire le perçoit en Afrique – où intellectuel, poète et philosophe sont unis dans la même fonction onirique qui, semble-t-il, n’est pas vaine, parce qu’on a aussi « besoin de rêver ».
Une culture scientifique étayée à 90% au moins sur le thesaurus linguae africanae ? Après bien de peines (et probablement quelques décennies) à s’escrimer là-dessus, comment, ensuite, fera-t-on vivre ce lexique ? Car il faut bien reconnaître que, dans l’histoire, une culture plus ou moins massivement dominée par une autre lui emprunte des mots dans tous les domaines où s’exerce son influence. Je ne pense pas, pour ma part (comme certains Français aussi, vis-à-vis de l’américain) en termes de menace, mais en termes d’enrichissement. Je voudrais bien que des mots comme « cinéma » ou « théâtre » passent dans nos langues, et ils n’y passeront d’ailleurs qu’africanisés, si l’on veut. Les Arabes ont arabisé cinéma (sinima) et philosophie (falsafa). Nos langues sont assez souples et dynamiques pour recevoir et acclimater des mots européens (comme elles ont jadis reçu et acclimaté des mots arabes). Si elles ne le font pas, c’est tout simplement un indice de l’éloignement de notre culture populaire actuelle pour le monde européen. A l’université, beaucoup d’étudiants parlent très mal le français : si vous leur en faites le reproche, ils ont vite fait de vous rétorquer que le français est, de toute façon, une langue imposée. Pourtant, ce n’est nullement parce que le français est une langue imposée qu’ils le parlent mal : c’est parce qu’ils ont peu de désirs (de par leur éducation sociale, extra-scolaire) qui passent directement par le français. Je comprends cela, mais dans certains cas, il faut savoir s’adapter aux choses. Lorsque vous venez dans une contrée où personne ne parle votre langue, vous êtes bien obligé d’apprendre la langue qu’on y parle. C’est à peu près le cas du français à l’université : vous êtes obligé de l’apprendre parce que c’est la seule langue valable (pour le moment) dans ce pays appelé Université. Si vous ne le faites pas, c’est parce que, au fond, ce pays ne vous intéresse pas. Au Sahel, vous préférez les petites brochures arabes pleines de piété et de prescriptions explicables et inexplicables au Chant du Maldoror. L’insolence de Rimbaud vous offusque, et vous ne pouvez vraiment apprécier le fait que les personnages de Balzac boivent tant de vin. En quoi, diriez-vous, ceci concerne-t-il le transfert des concepts techniques et technologiques ? Je ne saurais le dire exactement, mais je vois bien qu’il y a là une sorte de lien profond qu’il faut comprendre avant de faire des propositions trop ambitieuses.
Je disais tout à l’heure que certains Français ont aussi, à un degré moindre, cette attitude de rejet vis-à-vis de l’anglais américain. Ils ne voient pas que l’évolution du français qui risque d’en faire une langue différente de celle à laquelle ils tiennent tant est non pas l’anglicisation, mais l’oralisation. De plus en plus, les jeunes écrivains vont écrire une langue fort éloignée de celle des écrivains des précédentes générations, pour pouvoir communiquer avec un public éduqué beaucoup plus par le style et les tournures de l’audiovisuel et du cinéma, que par la lecture. Ce qui s’annonce, c’est une transformation du français comparable à celle qui nous rend pratiquement illisibles les textes de Rabelais et de Froissart.
J’aurais voulu pouvoir annoncer de telles transformations pour le zarma ou le haoussa, langues vivantes mais quelque peu figées…
Extraits du Journal de 2009 (USA, Niger), featuring Boubacar Boris Diop et Ken Bugul
J’avais noté, il y a quelques temps, comment, historiquement, la monarchie anglaise était passée presque brusquement de mœurs violentes à des mœurs extrêmement contrôlées – changement qui était peut-être dû au fait que de placides dynasties germaniques avaient remplacé, en 1710, un salmigondis détonnant de Normands, d’Angevins, de Gallois et d’Ecossais.
Mais cela me fait songer qu’en grande partie le côté « rugged » de notre politique vient du fait que la classe politique nigérienne actuelle, qui m’a toujours frappé par son côté non-pondéré, « rash » comme dit bien l’anglais, est à peine à un degré de séparation de la pauvreté et de la misère des villages et des vieux quartiers de style rural des villes nigériennes.
Un politologue nigérien me faisait remarquer que le père de Ousmane (président en 93-96) était cuisinier – chose démentie par un ami zindérois à qui j’ai rendu tout à l’heure visite, et qui affirme que c’était plutôt un paysan sédentarisé de famille maraboutique, dont la concession miséreuse n’était pas loin de celle de sa propre famille, et dont la femme (mère de Ousmane) vendit du lait en sachet à 25f pièce avant, pendant et après la présidence de Ousmane. Il ne dément donc pas l’indigence de la famille de Ousmane…
C’est, d’une manière générale, un signe de la grande pauvreté du pays que la grande majorité de ses hauts fonctionnaires, cadres, et professionnels viennent de familles à très bas revenus, ou de foyers paysans souvent opprimés par la faim. Or les Etats modernes ont été créés surtout par les classes bourgeoises (que ce soit en Occident ou au Japon) et sont bien plus adaptés, dans leur fonctionnement, aux codes, manières et éducation du monde bourgeois qu’à ceux des prolétaires urbains ou des ruraux. Les conséquences de ce fait sont faciles à imaginer.
Par ailleurs, je ne crois pas que la situation des fonctionnaires, politiciens, etc., puisse être décrite en termes d’ascension sociale – du moins pas tout à fait. Ces gens qui « montent » (si l’on veut) de la paysannerie et du popolo minuto urbain vers le monde du popolo grasso ne passent pas vraiment d’une classe sociale à une autre, car il n’y a pas de bourgeoisie en Afrique – si l’on songe bien qu’au-delà de sa définition économique à laquelle les idéologies de gauche nous ont habitué, la bourgeoisie est aussi une sorte de culture homogène. Cela se voit par les accointances qu’ils forment, et par le fait que le frère du ministre peut être un vendeur de kola ou un réparateur de vieilles radios. C’est une ascension solitaire vers un milieu non formé, sans référents homogénéifiants.
Cela explique sans doute aussi, dans une certaine mesure, les tropismes régionalistes de la politique nigérienne, par exemple. Tous ces politiciens semblent avoir les mêmes manières, les mêmes goûts pour le boubou basin brodé, les demeures palatiales, la montre sociale, bref, semblent partager une culture sociale commune. Mais ce n’est pas vraiment le cas : leurs référents symboliques et généraux se trouvent ailleurs, dans ces terroirs d’où ils sortent à peine, et où continuent à vivre bien de leurs proches, amis et connaissances. Or (hypothèse) on dirait qu’on ne peut avoir de parti agrarien (qui me semblerait logique dans un pays aussi rural que le Niger) tant que les chefs de parti sont encore des espèces de paysans parvenus, liés plutôt à leur terroir qu’à une « classe paysanne ».
On peut supposer que le popolo grasso local forme une proto-classe sociale de style bourgeois, mais pour l’instant, c’est tout ce que l’on peut dire.
Dans deux générations, si du moins il y a un progrès économique notable, on pourrait avoir une classe politique aussi entièrement différente de l’actuelle que la maison de Windsor l’est de la maison de Lancastre.
Jeudi 26 Février
Traduit en anglais un texte de Boubacar Boris Diop, l’écrivain sénégalais, qui devait le présenter à une conférence ici, demain, et qui n’a pu venir, pour raisons médicales. On m’a demandé de lire son texte. Le papier a été écrit pour une conférence au Mexique, et n’a pas été modifié pour la circonstance. Il chevauche la cavale du nationalisme linguistique de Diop et me donne l’occasion de mieux fixer mes idées sur cette question.
Il y a une génération d’Africains, née dans les années 40-50, qui réside toujours, avec une sorte d’irritation fastidieuse, dans le temps de la colonisation. L’idée coloniale s’est développée sur une grille simplificatrice qui divise tous les phénomènes humains en cases formant une sorte de pyramide de la civilisation. Les langues, religions et autres us et coutumes des Africains étaient situées, dans cette grille, tout en bas, aux confins de la transition entre l’animalité et l’humanité, et leurs correspondantes européennes étaient placées au sommet, tout près du ciel de l’Idéal. Cette grille était ridicule, il fallait s’en débarrasser. Mais les gens dont je parle, au lieu de cela, l’ont transformé à leur usage. Tout ce qui est africain acquiert une sorte de noblesse naturelle, et tout ce qui est européen est consigné à la sphère du démoniaque. Je n’étais pas sûr que Diop était de cette cohorte, mais j’en sûr à présent.
Diop veut écrire en wolof et du reste le fait déjà. Je trouve cela intéressant, surtout parce qu’il me semble qu’il y a bien de choses que cette langue permettrait d’exprimer mieux qu’une autre – mieux que le français par exemple – et que ceux qui la parlent devraient donc lui donner la chance de l’écrit. Au-delà de cette approbation de style esthétique, je respectais aussi le soubassement politique que je sentais dans cette attitude, et qui consisterais à donner à une certaine population une conscience différente et mieux assurée d’elle-même. Si je ne me trompais pas sur le projet esthétique de Diop, j’ai découvert que son projet politique est différent de ce que j’aurais préféré (sans du reste être vraiment surpris). Diop oppose les langues africaines et les langues européennes comme s’il s’était agi d’entités d’essence différentes, qui ne peuvent convenir à une « nation » qu’en tant qu’elles proviendraient essentiellement d’elles. Son texte donne l’impression que tout Africain qui userait d’une langue européenne pour faire œuvre de création littéraire est soit un traître, soit quelqu’un qui est forcé par une domination inique de se fourvoyer dans un monde qui n’est pas le sien. Ses mots sont amers et violents contre de tels Africains, qu’il caricature avec une grossièreté et un manque de tact intellectuel et moral attristants. Mais sa grande passion consiste à dépeindre la France, le français et les Francophones (c’est-à-dire les Africains qui n’ont pas de problème à user du français dans l’écriture) sous les couleurs les plus cruelles. Cela, c’est la marque du colonisé. Celui qui est libéré du prurit colonial n’adore pas la France, mais il ne la hait pas non plus. Il la considère avec tranquillité et équanimité, lui disant sans hésiter ses torts et ses mérites, et ne se souciant pas outre mesure de ce qu’on en pourrait penser. C’est d’abord par la courtoisie que l’égalité se manifeste.
Diop est parfaitement catalogable dans le mouvement un peu vieillissant du nationalisme linguistique. Il y a quelques mois, j’avais rencontré à Ouagadougou un intellectuel d’à peu-près son âge qui tenait exactement le même discours, considérant le français comme une sorte de cancer, et les francophones comme une sorte de membre malade sur lequel la tumeur s’est greffée, à la manière manichéenne typique des idéologues. Je lui dis, à ce monsieur, à Ouaga, qu’à mon avis, il était bien plus important de moderniser les langues locales que de prendre des mesures pour éliminer le français, que le français d’ailleurs était devenu une langue locale en Afrique, et qu’au surplus, on pouvait se servir de lui pour promouvoir les autres langues, étant donné qu’il porte avec lui une vieille expérience de pédagogie moderne. Il refusa de m’entendre, faisant, avec une voix stridente, des objections qui ne m’étaient pas destinées mais visaient la caricature du « Francophone lécheur de cul des Français » qui leur sert de punching ball, et à laquelle il m’avait (fort grossièrement) réduit. « Mais moi je ne veux rien tant que de promouvoir les langues locales », dis-je plaintivement, mais j’avais commis le crime de dire que le français n’était pas « l’ennemi » et j’avais même osé déclarer qu’il était à présent une langue africaine et que ce serait un acte de violence que de le proscrire à travers une loi et les forceps d’un gouvernement.
On retrouve chez Diop le même ton irascible, les mêmes arguments exorbitants, le même rigide manichéisme, la même impolitesse vis-à-vis de l’adversaire largement imaginaire, et exactement les mêmes mots. Et naturellement, on est désolé parce qu’on voit bien que cette éloquence passionnée est le fruit de la conviction d’avoir raison et d’œuvrer pour un idéal des plus nobles.
Il y a là quelque chose d’assez romanesque soit dit en passant, surtout contrasté au fait que le français de ces gens – j’allais dire de ces personnages, est l’un des plus grammaticaux, des plus élégants, des plus châtiés qui soient.
Cette attitude a ses variantes religieuses (avec les islamistes, mais aussi avec les défenseurs d’une sorte de religion africaine assez philosophale placée dans un emballage égyptien antique).
Une chose est curieuse à noter aussi, c’est que les nationalistes linguistiques comme les islamistes des pays francophones admirent et envient les Anglophones qu’ils s’imaginent avoir été bien mieux traités par les Britanniques, qui n’ont pas cherché à détruire leurs langues (assimilation) ou (en ce qui concerne l’Islam surtout) leurs pratiques religieuses (laïcité). Evidemment, quand on écoute les Anglophones on entend un autre son de cloche. La réalité est plus ironique : les Anglophones sont très critiques de la Grande-Bretagne, mais à l’anglaise, c’est-à-dire de façon plutôt directe et terre à terre ; et les Francophones sont critiques de la France à la française, de manière théorique et pompeuse.
Diop ne peut guère s’en rendre compte, car ces caractères propres de qui à le souci de la vérité, et des complexités du réel, l’ironie intellectuelle et le tact moral, lui échappent complètement. Il habite les évidences simples de l’idéologie. Les idéologues sont préoccupés de vérités absolues et de conduites authentiques : ce faisant, ils jettent par-dessus bord les vertus qui nous rendent aptes à connaître le monde et à comprendre autrui – le scepticisme et la sincérité. Ils désirent que tout soit placé dans des cases étanches, et se forcent à ne pas voir en eux-mêmes ce qui pourrait ternir leur monolithique identité. Leur monde intellectuel est dépourvu de couleurs, d’odeurs, de musique. On n’y entend que la vibration monocorde du dogme dans le désert du narcissisme.
Tout ceci par ailleurs fort inutile.
Je ne suis guère heureux d’avoir à dire cette pensée là en public demain, et c’est une situation assez intéressante sans doute, que celle-là !
Vendredi 27 Février
Eté ce matin, à 10 h, au panel où je devais livrer la pensée de Diop. Ce qui fut dûment fait. Il y avait comme autres panélistes l’écrivain sénégalaise Ken Bugul et un poète nigérian usager du pidgin, dont je n’ai pas retenu le nom.
Ken Bugul est à l’opposé de Diop. Elle a dit quelque chose qui contraste exactement avec un certain propos de Diop, et avec quoi je suis entièrement d’accord. Selon Diop, la création littéraire se fait dans un rapport entre le cœur individuel et les « mots de la tribu » (et par tribu, on ne sait trop s’il entend ethnie, ou race, puisqu’il exclut le français comme langue de race blanche, mais n’exclut pas, on le suppose, qu’un écrivain d’ethnicité wolof puisse s’exprimer, disons, en kikuyu… Enfin, c’est là une question qu’on pourrait lui poser, s’il avait assez de sincérité pour la prendre au sérieux). Pour Ken Bugul, le wolof n’existe pas comme langue ethnique (et encore moins raciale) mais comme instrument de communication, un instrument d’ailleurs fort imparfait, tissu d’influences variées, et muant de région à région (elle dit qu’elle n’a pas vraiment d’ethnicité, mais quelque chose qui serait comme de la « localité » : « Je suis Saloum-Saloum de NDoukhoumane »). L’écrivain n’a pas de langue. Elle dit que quand elle pense, elle ne le fait pas dans une langue précise, il y a simplement des choses qui se forment en elle, des choses liées à des odeurs, à des couleurs, etc., et tout cela finit certes par prendre une certaine forme précise dans la langue qu’elle a choisi d’utiliser (le français), mais lui préexistait aussi.
Ken Bugul refuse l’idée selon laquelle le français lui aurait été imposé. Elle a grandi sous le régime colonial, et dit avoir appris le français sous forme de danses et de chants, car c’était la pédagogie réservée aux « indigènes », par contraste avec celle utilisée pour les « citoyens » des Quatre Communes. De cette façon, son rapport avec le français a toujours été festif et émancipateur, surtout étant donné le fait que la langue wolof codifie des rapports sociaux extrêmement pesants qui limitent la liberté d’expression d’une jeune fille « bien ». Le français lui a servi à échapper à ce carcan.
Alors que Diop fouette les gens qui, comme Ken Bugul, n’ont pas de problème avec le français, en les accusant d’être des « colonisés », cette dernière rétorque que des gens comme Diop sont des élitistes qui veulent enrégimenter l’expression littéraire dans un ghetto de gens qui se la jouent.
J’avais pris soin de me démarquer de Diop et de dire que je ne faisais que lire sa pensée, sans adhérer à ses opinions, mais je l’ai en tout cas honnêtement livrée, je pense, et cela a fait quelque impression.
Je préfère les idées de Ken Bugul. En un sens, ce sont des platitudes, du reste, et ce sont les outrances de Diop qui peuvent leur donner un air de remarquable perspicacité. Me gêna pourtant chez elle un certain manque de dignité – ou c’est peut-être un jugement excessif, qui se rapporte en fait plutôt à une certaine manière d’être sénégalaise (qui doit faire souffrir quelqu’un comme Diop). Comme un souci excessif de complaire à un auditoire occidental parce qu’il est occidental, chose qui me frappe plus chez les Sénégalais que chez les autres Africains. Qu’on comprenne bien : il était clair que Ken Bugul était elle-même, qu’elle disait vraiment ce qu’elle voulait dire. Mais on ne pouvait qu’être d’autant plus frappé de ce qu’elle en faisait un peu trop, et finissait par créer une impression d’hypocrisie, une impression plutôt qu’une certitude.
Elle dit s’être échappée dans le français parce que, dans le monde africain qui l’a éduqué, il est mal vu d’une femme bien comme il faut de jacasser sans trêve. Elle parla cependant de façon tellement ininterrompue, au grand désespoir des organisateurs qui échangeaient des coups d’œil furtifs et angoissés, que la grande sagesse de ce monde africain finit par apparaître clairement aux yeux de tous présents, je pense.
Mardi 10 Mars
Dans le papier de Diop que j’ai présenté au colloque de Carter Conference, une chose m’a frappé, c’est le nombrilisme sénégalais (et, dans une certaine mesure, francophone) de sa perspective. À la fin il ramène tout aux efforts de quelques intellectuels dakarois qui essaient de promouvoir la littérature en langues locales du Sénégal, efforts dont j’étais conscient au moins depuis le milieu des années 90 et qui ne paraissent guère aboutir à quoi que ce soit d’exaltant. En dehors de là, il ne mentionne que cette grande tête molle de Ngugi, dont l’attachement pour le kikuyu a révélé ses dessous « tribalistes » lors de la crise électorale kenyane d’il y a deux ans. Il suppose que les Anglophones ont accepté l’anglophonie et s’y complaisent, prétendument parce que l’anglais serait devenu un « créole planétaire » (voilà bien le genre de pompeuse formule vide de sens que nous recevons de l’éducation française). Il ne semble pas avoir eu vent de l’immense littérature en langue haoussa produite au Nigeria du Nord et qui doit compter à présent des milliers de titre. Littérature il est vrai essentiellement féminine et sentimentale (et par là condamnée à déplaire aux paladins de l’Authenticité), mais statistiquement si dense qu’un jour à Kano, comme j’étais dans une salle de bibliothèque, j’ai vu arriver une jeune femme avec qui j’ai bientôt échangé quelques salutations puis des propos plus précis, et qui, ayant appris que je m’intéressais au cinéma haoussa, m’a dit qu’elle écrit des romans (la plupart des films haoussas sont basés sur des romans) et a ensuite sorti de son sac un volumineux manuscrit !
L’intéressant d’ailleurs, d’un point de vue sociopolitique, c’est ceci : cet endroit où j’étais, ce jour là, c’était le siège du Bureau de la Réorientation Sociale, un repaire d’intellectuels conservateurs décidés à extirper de la ville de Kano le « poison » du roman et du cinéma sentimentaux. Or cette femme était une employée bénévole du Bureau ! Le Bureau est un lieu de patronage, où les jeunes gens démunis peuvent faire du bénévolat dans l’espoir d’accéder à quelque emploi ou sinécure de l’Etat, et cette jeune femme suivait manifestement cette stratégie. En même temps, elle cachait dans son sein le « poison » contre lequel le Bureau s’échine ! Tant le roman haoussa est devenu important dans ces régions…
Il en est ainsi non seulement parce qu’il est écrit en une langue locale, mais parce qu’il bénéficie de structures de commercialisation qui permettent de le fabriquer et de le vendre à bon marché (structures de commercialisation liées au fait qu’il existe un immense public, puisque les Etats du nord enseignent le haoussa à la base et un gros pourcentage de la population est alphabétisé en haoussa).
C’est alors que, saisi d’envie, je songé à ce qu’on pourrait faire au Niger, et comment produire de la littérature à moins de 1000f tout en intéressant un large public. Il est impossible, dans le contexte nigérien (ou sénégalais aussi bien) d’y parvenir à travers les langues locales. En fait le cas du Nord Nigeria est unique (le Sud utilise plus l’anglais), n’ayant comme autre équivalent que le swahili en Tanzanie (mais pas au Kenya, où cette langue est tout autant parlée, mais où il n’y a pas eu de politique de développement linguistique comme celle qui fut mise en œuvre sous Nyerere).
J’avais – j’ai encore un plan de développement linguistique adapté aux pays francophones, que j’avais essayé d’expliquer à mon interlocuteur de Ouagadougou, qui l’a rejeté parce qu’il ne comprenait pas une éradication immédiate de l’usage du français. Il faudra que, quelque jour, je m’en occupe plus…
En attendant, mon projet de livre à 1000f et moins reposait sur l’état de la population lisante – car même si par idéologie je souhaite le développement des langues locales, je ne vois pas qu’il soit très intelligent de sacrifier les générations actuelles pour le rêve du futur, d’autant que le futur ne peut sortir que du présent. Il faut se poser les questions suivantes (que je copie d’un essai introductif à un manuel de littérature française du dix-neuvième siècle, Le XIXe siècle en Littérature, publié par Hachette) : « Qui sait lire au XIXe siècle, donc qui va à l’école ? Hors de l’école, qui lit quoi ? A quel public les œuvres littéraires sont-elles accessibles ? Quel est le statut de l’écrivain dans la société du XIXe siècle ? Dans quelles conditions économiques et institutionnelles les éditeurs publient-ils ? Quels sont les moyens de diffusion utilisés ? La condition d’auteur est-elle protégée par la loi ? » Remplacer XIXe siècle par Niger ou Sénégal, permet de voir la pertinence de ces interrogations toutes simples. On ne peut imaginer une politique du livre (même une politique purement commerciale) sans avoir répondu à des questions de ce genre, sur lesquelles l’idéologie ne nous permet pas de faire l’impasse.
Au Niger, au Sénégal, pour le moment, les gens lisent surtout en français, mais – et c’est là le point qui échappe complètement à Diop lorsqu’il juge que les Francophones sont des « colonisés » – ils ont une préférence décidée pour les œuvres de littérature africaine, pour les livres qui mettent en scène des personnages et des sentiments contextuellement africains. La langue ne fait rien à l’affaire. Les Français assimilateurs voudraient que nous lisions de préférence leurs auteurs, mais que peut dire Michel Houellebecq à un jeune Nigérien d’aujourd’hui ? Et bien que Balzac nous soit peut-être plus proche, entre Balzac et le moindre écrivain africain, le choix tendra à aller vers ce dernier. A la bibliothèque du centre culturel franco-nigérien, les romans africains sont prêtés pour une semaine, les autres pour deux, et bien que ces romans ne disposent que d’une seule étagère, ils sont les plus fréquentés, et les jeunes gens s’y bousculent. Quand j’ai vu ce spectacle, je n’ai pas eu besoin de statistiques. Les Africains ont soif de s’entendre parler d’eux-mêmes, dans quelque idiome que ce soit. En se confinant à une langue qu’ils ne lisent pas, par impatience ou par dogmatisme, on se condamnerait à ne pas leur parler.
Dimanche 22 mars
La crise : non seulement ce que les Occidentaux appellent telle n’est que de la petite bière comparé à ce qu’on a connu en Afrique et en Amérique latine dans les années 80/90, mais, par bien de côtés, elle n’est que l’aboutissement, en Occident, d’une évolution dont nous fûmes jadis les premières victimes – notamment de la période que j’appelle de « désertification économique » qui frappa l’Afrique entre 1980 et 1995 environ. La manifestation la plus médiatique de cette période, ce sont les programmes d’ajustement structurels, mais ces derniers n’en étaient que le vernis idéologique. Dans ses manifestations, la désertification économique (dont je décris les détails pour le cas du Niger dans ma thèse) ressemble à la crise actuelle en Occident : effondrement du crédit, tarissement des investissements, hausse des prix, désinvestissement du grand commerce (entre 82 et 89, SCOA, CFAO, Unilever, OPTORG, tous les mastodontes du mercantilisme néo-colonial, quittent le Niger en licenciant des masses d’employés, ce qui détruit le processus de structuration du secteur informel, qui progressait à partir des revenus de ces petits consommateurs, ainsi que de ceux des fonctionnaires qui furent la seconde fournée à pâtir de la désertification, sur la fin des années 80). Or cette désertification était conséquente à la mise en place des stratégies dites de la mondialisation – en remplacement de la stratégie de marché qui était celle utilisée depuis les années 50 par les firmes, et qui laissaient aux petits Etats un espace d’autonomie économique destiné à promouvoir les politiques dites de développement national. La mondialisation ne permettait pas l’existence d’un tel espace, et elle légitima ses destructions par un discours moral sur la corruption des dirigeants, etc., discours favorisé par des méfaits réels, mais exagérés, ou plutôt singularisés (« politique du ventre » et autres inventions exorbitantes du moralisme libéral). Dans tous les cas, l’important était de créer de vastes marchés unifiés et ouverts, qui pourraient servir de terrain de jeu aux spéculateurs. Les efforts laborieux et sordides des pays marginaux furent sacrifiés à cette évolution, mais aujourd’hui, elle frappe aussi les classes laborieuses des pays centraux. Tout cela, cependant, ne sera pas vu, car l’organisation contemporaine de la circulation des idées et des informations fait croire aux Occidentaux, sans qu’ils y songent vraiment, qu’ils sont ontologiquement différents des Africains.
Par ailleurs, comme cette histoire est vieille ! Elle a déjà été racontée dans des détails presque hallucinants par les correspondances directes qu’ils ont avec les événements d’aujourd’hui, par Karl Polanyi, dans La Grande transformation. En concluant son livre, Polanyi parut assuré que la collusion entre le libéralisme économique et la spéculation financière ayant conduit à la dépression et à la guerre mondiale, l’humanité était revenue des illusions du capitalisme, et allait se mettre à la tâche de construire un nouveau système. C’était en 1945. Effectivement, pendant au moins trente ans il y eut des tentatives de créer une sorte de système de capitalisme mitigé (en Europe occidentale) et d’économie non-capitaliste (dans les pays sous orbite soviétique). Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, qui n’avaient jamais accepté cette tendance, tinrent bon, et on pouvait déjà prédire à partir d’un certain moment que le système des Soviétiques allait faire banqueroute. Vers le milieu des années 70, on reprit donc le chemin jadis dénoncé par Polanyi, chemin qui détruisit d’abord les économies les plus vulnérables (celles des pays africains : mais la chose ne servit pas d’alarme, puisque l’Afrique était et reste considérée comme une sorte d’anomalie générale), et maintenant, it has come home to roost, comme dit l’anglais. On s’en rend compte en regardant les complaintes des gens ordinaires à la télévision américaine, française (et cela doit être pire disons en Hongrie ou en Pologne) : chaque fois me vient à l’esprit la pensée : « Oh, mais j’ai déjà entendu ça ! » C’était à Dakar en 91, à Niamey en 93… Les mêmes phrases, la même détresse, à quoi nous avons bien dû nous faire. Et maintenant, eux…
Jeudi 26 mars
Soutenu hier, et après cela, dîné dans un resto chic avec L., F. et un artiste sénégalais, Moussa Dieng Kala, qui était musicien dans une vie passée, et qui vient de débuter une carrière de réalisateur de cinéma avec un docu sur l’émigration, Dieu a-t-il quitté l’Afrique ? Songeant qu’il s’agirait d’un autre opus misérabiliste sur l’Afrique, je n’avais pas envie de voir le film, mais le dîner avec Dieng Kala m’a fait changer d’avis, et je viens de voir le film, montré en projection particulière à une classe d’anthropologie culturelle. Pour un premier effort, c’est plutôt impressionnant : le déroulement du film est bien construit, les plans choisis avec goût, et l’investissement dans la haute définition confère à ces visions de Dakar l’espèce de dignité qui manque souvent aux films africains tournés au rabais (cette affaire de HD semble plutôt signifiante : cette technologie coûte très cher, et il semble que dans le subconscient du monde-monde cinématographique international, « on » (ceux qui tiennent les cordons de la bourse) n’estime pas que les sujets africains méritent cette espèce de « dépense de prestige ».) Le film a eu un prix dit « Espoir » (assez ironique, étant donné le sujet, mais récompensant le meilleur film de débutant) au Fespaco, et un autre prix au Québec (où Dieng Kala est installé). C’est un film à message. Dieng Kala est un nationaliste africain, d’un genre que j’aurais pu être vers 2002 – et je reconnais dans son propos bien d’idées qui m’occupèrent en ce temps-là et faillirent devenir des convictions permanentes, comme elles semblent l’être devenues chez lui. Mais il y a chez lui une sorte de fraîcheur et d’enthousiasme qui transparaissent dans le film, en dépit du caractère sombre du message – en gros, que les horribles tragédies des pirogues vers les Canaries et autres miroirs aux alouettes européens sont la responsabilité combinée des leaders africains et de l’égoïsme occidental, qui répètent l’histoire de la traite négrière selon de nouveaux paramètres. C’est bien là une idée qui m’était venue vers 2002, mais je ne la crois pas bien correcte. Ce qui me fascine dans cette histoire d’émigration, c’est son côté « état d’esprit ». Un des candidats à l’émigration avait par exemple réussi à réunir auprès de sa famille 6000$ pour se procurer un faux visa (évidemment, c’était une escroquerie). La plupart de ceux qui empruntent les pirogues le font en investissant des sommes similaires. L’émigration est vue comme une sorte d’entreprise, nécessitant l’investissement d’un capital, une prise de risque (qui est terminale, puisqu’il s’agit du risque de mourir dans des conditions affreuses) et un calcul de profit très aléatoire. Comme entreprise, le jeu ne paraît pas en valoir la chandelle, et on ne peut éviter de se demander pourquoi ces capitaux assez respectables ne sont pas investis dans des entreprises sur place. C’est à ce niveau que Dieng Kala a raison de blâmer les dirigeants et intellectuels locaux, qui, selon lui, ont le pouvoir d’organiser les choses pour permettre aux gens de faire de tels investissements. Mais jusqu’à quel point ont-ils vraiment ce pouvoir ? Car malheureusement, tout ceci revient à la question que je me pose depuis le temps où j’ai commencé à étudier la science politique, il y a dix ans : « Est-il possible de faire de la politique en Afrique ? » La question venait d’une sorte de constat assez banal, en un sens : il n’y a pas de véritable action sans une sorte de savoir réaliste et organisé, mais rien de la sorte ne me paraissait produit de manière systématique en Afrique (en dehors de quelques îlots, ici et là : notamment, j’ai été impressionné par le travail des intellectuels de Mumbaya House, à Kano…). Toute la politique actuelle, en Afrique, ressemble à du bricolage. Hélas ! la raison pour cela est partiellement un manque de volonté (ce qui est, d’un point de vue pratique, facile à corriger), mais aussi la conséquence d’une économie politique particulière que Dieng Kala n’est pas armé pour analyser, et cette partie du problème est bien plus ardue !
En tout cas, j’aime bien ce type.
Lundi 6 avril
Vendredi, grand dîner chez L., où j’étais à table avec un de nos chers amis africanistes, T. L. T. L. m’apprend qu’il y aurait une trentaine de Burkinabés arrivés ce semestre pour étudier l’anglais à l’institut de langue anglaise de l’université, dans le but de se lancer dans des études. Ce chiffre lui paraissait incroyable, et à moi aussi, mais il m’assura qu’il lui avait été confirmé à l’institut, et se posa des questions sur l’origine des fonds qui avaient permis à trente Burkinabés de venir étudier aux Etats-Unis. « Des fonds familiaux, sans doute », dit le petit Nigérien A. Sur quoi T.L. fila un de ces petits discours dont il a le secret pour insinuer, ou en fait dire assez clairement sa conviction que ceci est le résultat d’une corruption débridée. « Cela est peut-être vrai », pensai-je, « mais c’est tout de même choquant de le préjuger. »
En Afrique, il n’y a guère d’industriels et autres grandes fortunes capitalistes – mais il y a tout de même des commerçants, et si ces derniers bâtissent leur fortune grâce à des connexions « corrompues » avec l’Etat, en est-il vraiment autrement ailleurs ? Pourquoi les Africains devraient-ils être plus « moraux » que d’autres ? D’autre part, il est vrai qu’en Afrique, les Etats n’ont plus de politique de développement national et n’investissent plus des sommes faramineuses dans l’éducation supérieure, comme le fait, par exemple, la Chine. Du coup, on ne peut étudier qu’à ses frais, ce qui, dans notre contexte, veut dire souvent aux fais de l’Etat, mais de manière illicite. Enfin, bref, je comprenais sa déduction, quoique le mépris et l’incompréhension qui la motivaient me parurent des plus offensants, malgré l’habitude. Seulement, par hasard, j’avais invité deux de ces nouveaux arrivants Burkinabés à dîner le lendemain, samedi (je les avais rencontrés au Centre où je travaille, au cours de la semaine, et ils avaient exprimé le désir de me rencontrer longuement pour un briefing, car ils étaient complètement désorientés par le système local). Je lui dis donc que je me renseignerai sur la source de leurs fonds d’étude…
Samedi soir donc dîner et bavardages avec les BF. D’abord, il s’avéra qu’il n’y en avait pas une trentaine, mais seulement six – chiffre assez normal, qu’on retrouve aussi régulièrement avec les Nigériens. L’un d’entre eux, A.Z., est un « diaspo » dont la famille a fait fortune en Côte d’Ivoire dans la filière café-cacao, et l’autre, H.O. appartient à une fratrie d’opérateurs économiques qui l’a « obligé » à venir étudier aux Etats-Unis (pays qui ne l’attire pas), sous-prétexte que l’un d’entre eux au moins doit être branché sur le monde anglophone. (« Opérateur économique » veut dire « commerçant », mais en Afrique francophone, on préfère réserver ce dernier terme aux opérateurs économiques analphabètes. Quand, oubliant ce fait, j’ai dit : « Ah, ok, donc tes parents sont commerçants », A.Z. m’interrompit : « Oui, mais ils ont tous été à l’école, ce sont des opérateurs économiques… »)
Bref, T.L. l’a tout faux. Mais à supposer même qu’il ait eu raison, ne vaut-il pas mieux, en un sens, que l’argent de la corruption serve à financer des études, plutôt qu’à acheter des manoirs en France ? De plus, il est facile de critiquer quand on ne se sent pas dans l’obligation de chercher des solutions au problème. Après tout, ce sont des autorités occidentales qui, à la fin des années 1980, ont contraint les Etats africains à désinvestir de l’enseignement supérieur, et, sachant que nous sommes pauvres, ils n’ont pas développé de politiques compensatoires mettant par exemple en place, dans leurs universités, des exonérations et des subventions pour les étudiants de pays à faible revenu. Aux Etats-Unis, ce sont les étudiants américains qui bénéficient de telles largesses. En revanche, quand j’étais étudiant à Dakar, l’université de Dakar a, à plusieurs reprises, écouté les étudiants nigériens lors des énormes difficultés conséquentes à la dévaluation du franc CFA, et leur avait accordé des exonérations complètes des frais d’inscription. On ne peut imaginer un tel esprit de charité ici, et il apparaît en fin de compte que les gens, en Afrique, ont souvent plus de vrai sens moral, en dépit de leur corruption réelle ou prétendue.
A propos de corruption, j’en avais du reste appris une belle, au cours de ce dîner. Un autre professeur (non africaniste, mais politologue) me révéla qu’un de ses collègues africanistes avait développé un projet de recherche au Bénin, qui relève de « l’expérimentation. »
Dans le langage épistémologique, l’expérimentation est une recherche contrôlée, utilisant des cobayes. Il est rare que l’expérimentation soit éthiquement défendable, lorsqu’on l’applique à des sujets humains, et ce n’est certainement pas le cas de celle-ci. L’africaniste en question a décidé en effet de mesurer l’effet de la corruption sur les élections en faisant distribuer, par un candidat, des sommes d’argent provenant de son budget de recherche à lui. Les projets de recherche doivent toujours être examinés, pour approbation, par le bureau d’éthique de l’université, mais ce prof a construit son projet de manière à le faire passer au niveau de ce bureau, qui se soucie uniquement, dans ses critères, du tort qui pourrait être causé à des individus, et non d’une conséquence négative sur un système.
J’étais quelque peu horrifié.
J’ai toujours cette hypothèse que l’obsession des Occidentaux pour les négativités des sociétés africaines renforcent, par des voies évidemment non étudiées (sauf au niveau de la presse, proie facile), ces négativités. Je n’aurais pas pensé que cela put être de façon aussi directe et concrète.
Dimanche 3 mai 2009
La situation de ceux que j’appelle « Francophones », en Afrique, et qui s’appellent eux-mêmes « les intellectuels » est presque identique à celle de l’intelligentsia russe du dix-neuvième siècle – et c’est alors les différences entre deux situations si similaires en apparence qui ont de l’intérêt. Voici une description assez révélatrice de ce point de vue, trouvée dans un livre d’histoire de type manuel (A History of the Modern World, par R.R. Palmer de Princeton University, publié à New York par Alfred A. Knopf, en 1956, 2nde édition revue et corrigée) : « Educated Russians, full of Western ideas, were estranged from the government, from the Orthodox Church, which was an arm of the tsar, and from the common people of their own country. They felt ill at ease in a mass of ignorance and obscurantism, and a pang of guilt at the virtual slavery on which their position rested. Hence arose, at about the time under discussion, what may almost be called another Russian institution, the “intelligentsia.” In Russia it was thought so remarkable to be educated, to have ideas, to subscribe to magazines or engage in critical conversation that the intelligentsia sensed themselves as a class apart. They were made up of students, university graduates, and persons who had a good deal of leisure to read. Such people, while not very free to think, were more free to think than to do anything else. The Russian intelligentsia tended to sweeping and all-embracing philosophies. They believed that intellectuals should play a large role in society. They formed an exaggerated idea of the direct influence of thinkers upon the course of historical change. Their characteristic attitude was one of opposition. Some, overwhelmed by the mammoth immobility of the tsardom and serfdom, turned to revolutionary and even terroristic philosophies. This only made the government more repressive. Russia became the land of intimidation, of violent and jarring ideas and lawless acts. » (pp. 535-536).
Le ton un peu condescendant (In Russia it was thought so remarkable to be educated, to have ideas, to subscribe to magazines or engage in critical conversation that the intelligentsia sensed themselves as a class apart) vient de ce que Palmer compare implicitement la situation russe à la situation contemporaine en Europe occidentale, mais dans un effort ancien d’approcher ou d’approximer ces intellectuels francophones, dans mon mémoire de DEA, en 99, j’avais eu aussi cette note en bas de page :
« Le terme de comparaison aux “ intellectuels ” africains ne se trouve pas exactement dans l’intelligentsia des pays développés contemporains du monde occidental, mais on peut le retrouver dans un temps plus ancien de l’histoire de ces pays. Lorsque l’historien Pierre Gaxotte décrit “ l’opinion ” sous la Régence (début du XVIII°siècle en France) comme “ cette portion du peuple… qui parle, discute, lit, fréquente la cour et fournit le personnel des corps constitués ” (Le Siècle de Louis XV, Fayard, 1961, p. 27), on devine toutes les analogies socio-politiques qu’une étude comparative historique pourrait, avec pertinence, dresser. Cf. aussi le comte de Boulainvilliers qui parle à peu près à la même époque, d’un “ nouveau corps ” composé par les “ gens de lettre et de loi ” (cité par Hannah Arendt in L’Impérialisme, Fayard, 1982, p.75), propos qui recouvre exactement la situation nigérienne. »
(Au Niger, ce sont effectivement surtout des journalistes et des juristes qui jouent ce rôle).
Dans ce mémoire, je décrivais ainsi ces gens (dont, bien entendu, je faisais partie, alors encore plus qu’aujourd’hui) :
« L’élite francophone (les “ intellectuels ”), héritière du régime colonial et son substitut autochtone dans un pays désormais indépendant, se reproduit par une scolarisation implantée jusque dans les campagnes les plus reculées. La pénibilité des conditions de cette scolarisation entraîne cependant un taux de déscolarisation – souvent précoce – élevé, si bien que cette élite ne constitue qu’une mince couche de la population active totale. C’est une classe de privilégiés dont les ambitions matérielles, orientées vers des standards de confort et de bien-être modernes, ont été largement servies, par le passé, par un Etat encore alimenté par les rentes minières et par de grandes facilités de crédit. Cette élite a été sévèrement ébranlée par la crise financière de l’Etat, occasionnée en grande partie par les réaménagements de la conjoncture politico-économique internationale, depuis la fin des années 1980. Si cette élite francophone est la plus visible, elle est cependant moins représentative, dans un pays où l’Etat moderne se surimpose aux nombreuses légitimités traditionnelles, que la vieille élite politique de la chefferie traditionnelle et l’élite musulmane des marabouts. À côté de ces élites moderne et anciennes se dessine une élite toute récente, celle des intellectuels musulmans (les “ intégristes ”, ainsi que les appellent les intellectuels francophones modernistes) dont l’influence ne se base pas sur le pouvoir d’Etat ou l’autorité de la tradition, mais sur les retombées d’une crise sociale profonde que ni l’État ni la tradition ne parviennent à contrôler. »
On voit un peu les parallèles.
Une première différence, c’est que le gouvernement du Niger ne ressemble pas au « tsardom », à l’autocratie tsariste, il est tout de même plus bénin que cela. Mais il y a un nombre assez important de pays africains qui seraient bien décrits encore aujourd’hui par un tel concept. Et par conséquence, peut-être, il n’y a pas, au Niger en tout cas, de « violent and jarring ideas and lawless acts. » Mais je crois que c’est parce que l’unité analytique qu’il faut utiliser ici n’est pas le Niger mais l’Afrique sub-saharienne. À ce niveau, on peut mieux voir les paramètres de l’analogie avec la Russie. J’ai toujours été frappé par le fait qu’en Afrique, il n’y a pas de rapports suivis et productifs entre les dirigeants politiques et ceux que la langue anglaise appelle les « scholars » (curieux et contrariant qu’il n’existe pas d’équivalent français réel de ce terme qui paraît si évident, utile et universel !) Je m’expliquais cette déconnexion par l’acculturation occidentaliste, et plus précisément, le fait qu’en Afrique, le savoir moderne est un savoir de l’exil (on apprend surtout des choses qui n’ont qu’une très faible pertinence par rapport aux conditions réelles de l’Afrique, et par conséquent, en acquérant le savoir moderne, on s’éloigne mentalement, et, en fin de compte, émotionnellement, de l’Afrique).
Mais une cause plus pratique réside sans doute dans le fait inverse que le savoir moderne donne aussi à une personne originaire d’un terroir quelconque vers le Damergou ou la campagne de Bouaké le concept de l’Afrique et de l’Africanité – concept qui s’impose alors au-dessus ou en parallèle des autres, et qui devient le substrat politique le plus pertinent, au-delà du terroir ou de l’Etat-nation. En même temps, ce concept ne correspond à aucune forme politique existante, et n’a même pas le support abstrait d’une idéologie bien formulée, avec ses idées fixes et ses textes essentiels. On pense alors presque automatiquement en termes d’Afrique noire, mais on doit toujours rapporter cette pensée à des unités plus particulières (le Togo, le Burundi), dont le gouvernement semble être forcement une entreprise dérisoire, dépourvue de cette espèce de grandeur générale qui est essentielle au « progrès » (quelque soit le sens qu’on donne à ce mot). Ceci explique l’espèce de bizarrerie que j’ai souvent notée à propos de certains intellectuels africains, qui expriment des idées larges et radicales sur l’état de l’Afrique (effectivement, « sweeping and all-embracing philosophies ») tout en se comportant, dans le cadre de leur unité particulière, en personnages d’esprit étroit et d’idées acrimonieuses. Comme (pour ce qui est des exemples les plus flagrants) ces Ivoiriens qui dénoncent en même temps l’impérialisme colonial au nom de la dignité africaine, et se comportent en xénophobes pétulants dans le cadre de la Côte d’Ivoire. Cette sorte de disjonction n’existait pas dans le cas russe.
Les Russes sont nos précurseurs en termes presque textuels, dans le sens où leur intelligentsia était aussi divisée entre « Occidentaux » et « Slavophiles ». Nous avons, quant à nous, les modernistes et les islamistes (dans les pays non musulmans, l’intégrisme culturel n’est pas religieux, mais souvent ethnique ou en tout cas mysticisant, mais c’est le même pattern).
Mercredi 8 juillet
Je disais l’autre jour à Ib (qui me traite de « Blanc » et se demande pourquoi je tiens à vivre en Afrique) que mon petit dilemme est le suivant : je n’aime pas la culture africaine actuelle, mais j’aime la vie africaine ; et je n’aime pas la vie occidentale, mais j’aime la culture occidentale d’aujourd’hui. Au moment où je disais cela, je trouvais que c’était à la fois exact et absurde. Par exemple : qu’est-ce que la vie (les mœurs, manières, styles, etc.) sinon une sorte de concrétisation de la culture ? Même si l’on s’aventure à distinguer les deux, peut-on vraiment aimer l’un et pas l’autre, ou détester l’un et pas l’autre ?
C’est une question difficile, mais à laquelle j’ai trouvé un début de réponse en lisant un texte de D. H. Lawrence.
Lawrence écrit dans ce texte (sa préface à son roman Femmes amoureuses) : « L’âme créatrice et spontanée produit en nous des poussées de désirs et d’aspirations. Ces poussées font notre destin véritable et il nous incombe de le suivre. Un destin dicté par l’extérieur, par la théorie ou les circonstances, est un destin faux. »
La production de poussées de désirs et d’aspirations par l’âme créatrice et spontanée : c’est cela la vie. L’extérieur, la théorie, les circonstances : c’est cela, la culture. Ou, si je puis le dire à ma façon, la culture n’est pas la vie, c’est la théorie de la vie. La plupart des gens – ceux qui se soucient d’identité ou de conformisme – essaient de vivre suivant la théorie, ils se créent ce destin faux, qui ne correspond pas, ou qui correspond peu, à leurs désirs et aspirations, mais qui correspond aux réquisits de la culture, à la théorie du « comment vivre bien » qui est élaborée par la culture… (…)
La vie africaine me paraît, par le fait, plus dense, riche et chaude que la vie occidentale. Mais comme par manière de compensation, cette vie est soumise, de nos jours, à une culture terne, rigide et stultifiante, qui s’ingénie à la rabrouer, à la corseter et à l’appauvrir. Au contraire, la culture occidentale est plus complexe, subtile et éclairante, mais elle s’ajuste à une vie trop frigide et ordonnée, une sorte d’existence bureaucratique. Je ne sais comment ces choses en sont arrivées là – mais, comme je l’expliquai à Ib. : « C’est vrai, je n’aime pas la culture africaine actuelle, mais la vie est plus importante que la culture, pour ce qui est, précisément, de vivre. Je peux avoir accès à la culture occidentale en Afrique, je ne peux avoir accès à la vie africaine en Occident. »
Pour Lawrence – avec qui je suis d’accord – « l’homme lutte contre ses besoins latents et leur accomplissement. De nouvelles possibilités se font péniblement jour en lui dans la souffrance, comme les bourgeons qui sortent du cœur même de la plante. Tout homme possédant une véritable individualité tente de savoir et de comprendre ce qui se passe autour de lui et même en lui. Cette lutte pour une conscience exprimable ne doit pas être négligée en art. C’est une grande partie de la vie. Ce n’est pas une théorie plaquée. C’est la lutte acharnée vers la conscience. » (La première phrase paraît incorrectement traduite, cependant : je lis ces essais de Lawrence dans un recueil publié chez 10/18 en 1969 et intitulé Eros et les chiens).
La dure conscience de soi et du monde – au-delà de la culture fixe et de ses obsédantes fictions. C’est un peu ce besoin de conscience que j’utilise pour résister aux pressions nombreuses et variées des environnants pour faire de moi un être conforme à la théorie régnante.
Parmi ceux qui ont été assez en contact avec la culture, ou la théorie occidentale (l’étranger par excellence, pour les Africains) pour se rendre compte des particularités de la culture africaine, il y a généralement deux réactions : soit :
« On n’y peut rien, c’est notre culture. Malheureusement, je suis ici, et pas en Europe. Je ne peux résister. »
Ou :
« C’est notre culture et notre identité. Nous devons la maintenir et la défendre, contre la culture occidentale. »
On n’entend pratiquement jamais ceci :
« C’est vrai, c’est notre culture, mais nous en sommes les auteurs autant que les acteurs, et n’avons pas à être prisonniers de notre créature, nous pouvons la modifier par notre conscience du monde. »
Les deux premières attitudes sont, en quelque façon, commandées par l’ombre portée de l’Occident. L’attitude que je préconise (et qui n’a guère de chance d’être suivie, en Afrique, avant une ou deux générations) est celle du « travail de soi sur soi » qui fait avancer les cultures vers une vie toujours plus pleine.
Il faut aussi se rendre compte que la plupart des gens pensent (bien que leur expérience leur révèle que tel n’est pas le cas) que la culture est une chose fixe à travers les temps et les âges. Ainsi, quand je dis « je n’aime pas la culture africaine », je donne l’impression de rejeter mon « identité », alors que le fait décrit par cette phrase est à la fois plus banal et plus intéressant. J’aurais peut-être aimé la culture africaine générale de 1650. Quand je regarde ces photographies de 1920, avec des femmes de Kaolack qui fument de longues pipes ouvragées, je me dis que je me serais sans doute plu en leur compagnie, bien plus en tout cas qu’en celle de ces femmes de Niamey 2009 qui portent ces voiles inesthétiques en forme de toit de case et vous assènent des interprétations de la sharia dès que vous faites quelque chose qui leur déplaît. Et je ne vise pas, à travers cet exemple un peu facile, l’Islam : le même ennui théorique, né de dogmatismes culturels, apparaît ici et là à travers toute l’Afrique, pour des raisons similaires qui restent encore à être lucidement exposées.
La théorie que j’ai un peu développée dans un essai assez informe (et où il s’agit surtout d’économie), il y a quelques temps, est ainsi résumable : dans les époques antérieures de l’histoire des populations africaines, il y avait une sorte d’adéquation entre l’esprit du temps (les habitus régnants) et la civilisation matérielle. En dépit de problèmes sérieux, même dans ces temps là, il y avait tout de même (et tout naturellement) une plus grande conscience de soi et du monde – même si cette conscience du monde pouvait tomber sous la rubrique des mythes et de « l’enchantement ».
Aujourd’hui, l’inadéquation entre l’esprit de la modernité et les moyens de la modernité produit plutôt une sorte de pauvreté mentale, de nanisme intellectuel, alors même que, sur le plan de la vie vivante, nous avons peut-être une plus grande complexité générale du fait de la transformation des vieilles cultures ethniques et religieuses au creuset de la modernité. Dans mon vocabulaire actuel, je désignerais les temps historiques comme étant un « ancien régime », et le temps d’aujourd’hui comme étant le « régime moderne ». C’est, essentiellement, à cause de la manière dont les Africains sont entrés dans le régime moderne (non pas par le capitalisme industriel, comme l’Occident, mais par le capitalisme colonial) qu’ils y font si pauvre figure.
Premières nouvelles de Boko Haram
[Cela se manifeste dans la seconde entrée ; la première entrée est préparatoire; contexte: putsch constitutionnel de Mamadou Tandja, alors président du Niger et résolu à rester au pouvoir pour un troisième mandat en dépit des limites inscrites dans la constitution en vigueur à l’époque].
Mardi 28 juillet
A Maradi depuis dimanche. L’endroit est devenu un chantier. Cela construit de toute part, un peu comme à Dakar, quoique à l’échelle de petite ville de Maradi. C’est le seul endroit – en dehors de Niamey – où les choses semblent bouger. Agadez était dans ce cas jusqu’en 2005.
A Maradi, il y a une sympathie assez forte pour le projet de Tandja, qui vient en grande partie du fait que les populations de cette partie du Niger n’ont cure du projet démocratique. Le contraste avec Niamey est frappant à cet égard. A Niamey, les gens les plus humbles peuvent vous sortir un discours sur la démocratie au moment où vous vous y attendiez le moins – et toujours avec une simplicité qui dénote une compréhension exacte des tenants et des aboutissants de ce système. Je ne puis même pas imaginer une telle chose à Maradi – et encore moins à Zinder. Ici, la vieille mentalité patrimonialiste (« le pays appartient au grand chef ») reste de mise. Je me demande jusqu’à quel point cela n’est pas dû (au-delà même de l’ethno-régionalisme qui voit dans Tandja le super-champion de l’Est nigérien, haoussa-kanouri) à cette clôture sur elle-même de la culture haoussa, ouverte certes sur l’influence arabe, mais fermée à toute autre, et en particulier à l’influence occidentale. L’engouement général pour la langue arabe (favorisé par un Islam de style « sunnite orthodoxe ») s’accompagne ici d’une résistance marquée à l’égard du français. Cela contraste avec le fait que dans l’Ouest, le même engouement pour l’arabe s’équilibre par une attirance affirmée pour le français.
L’influence de la classe maraboutique, organisée de plus en plus comme à Kano et autres zones comburantes du nord Nigeria, et adoptant son idéologie grise de nationalisme haoussa-islamique, est pour beaucoup dans ce contraste. Hier, j’entendis sur une radio locale un marabout faire un éloge de Tandja introduit par des versets coraniques mais développé ensuite sur une comparaison entre Tandja et Jangorzo (Gorzo le Rouge, le héros local) : Tandja serait au Niger ce que Jangorzo fut à Maradi, le tout enrobé de sucreries coraniques. C’était pour le moins fascinant, en dépit du dégoût nauséeux que cela inspire.
En voyant les t-shirts et posters tandjistes répandus partout (en bien plus grand nombre qu’à Niamey, où leur port peut vous attirer des commentaires hostiles ou même, comme c’est arrivé au musée une fois, un refus de vente de la part d’un commerçant) on peut en vouloir aux Maradiens. Mais après tout, ils ne sont que du bétail. Il ne faut jamais oublier que les seuls responsables de cette forfaiture sont Tandja, son gang et l’armée. Ce que mes commentaires ci-dessus pourraient tout au plus souligner, c’est la vérité du fait qu’au Niger, de même que par rapport à l’Islam l’Ouest est toujours en retard sur l’Est, par rapport à l’Occident, l’Est est toujours en retard sur l’Ouest.
À noter que je suis tombé hier sur un taximan anti-tandjiste. Mais c’était parce qu’il était loyal à Hama Amadou, qui a beaucoup et très matériellement cultivé les gens de Maradi. Cette loyauté reposait en effet concrètement sur les bienfaits matériels (un bon job) dont il avait joui grâce à Hama Amadou, suivant les filières ordinaires du clientélisme. Il n’y avait là nul principe démocratique à l’œuvre.
Il y a aussi ce fait curieux : chaque 18 décembre, depuis quelques temps, l’État sort de sa léthargie pour faire un peu d’urbanisme de façade dans le chef-lieu de région où cette fête étatique est célébrée. On jette une ou deux rues goudronnées, on installe des feux optiques. C’est à peu près tout. Mais c’est assez pour donner un sentiment de progrès à des gens dont la ville n’a pas connu ce genre de travaux depuis presque une génération. Et, dans des lieux comme Maradi où on cherche des raisons de croire en Tandja, on le crédite abondamment de ce « progrès » et se sert de cet « exemple » pour se prosterner devant lui.
Enfin : on comprend bien pourquoi Tandja ne veuille parler que haoussa. Il veut être le « dictateur haoussa » du Niger – pendant fantasmatique au dictateur zarma Kountché (qui, lui, préférait s’exprimer en français, langue qui, du moins, avait le mérite de ne pas marquer de préférence ethnique).
Mardi 28 juillet
206 morts (au compte de tout à l’heure) dans l’État du Bornou, suite à une émeute armée de gens qui se disent des « Talibans ». L’un de leurs cris de guerre attire mon attention : « Booko haram ! » « À bas l’éducation occidentale (ou laïque) ! » Cela rejoint ce que j’écrivais hier à propos du nationalisme haoussa-islamique et du rejet afférent de la culture occidentale. Au Nigeria, ce rejet est cultivé et exacerbé par l’élite sociale, la classe maraboutique et un discours populaire diffus, et il prend souvent des tournures dogmatiques assez pesantes et contraignantes. Au Niger, les Haoussas locaux ont (surtout à Maradi et Zinder) une version édulcorée de la chose. Mais c’est intéressant pour moi qui fais en ce moment une enquête sur la scolarisation franco-arabe : systématiquement, les enquêtés qui voient dans l’école franco-arabe un outil de défense de la culture islamique contre l’Occident, et qui peignent l’Occident sous des dehors oppressifs, sont Haoussas ; et ceux qui s’efforcent spontanément de modérer les divergences entre le monde islamique et l’Occident, sont Zarmas. La corrélation est rigide : il n’y a pas eu un Haoussaphone (même francophone) qui n’ait attaqué l’Occident, et tous les Zarmaphones (même non francophones) ont montré des perspectives inverses. Ce fait est très intéressant, mais difficile à évoquer publiquement – tant les gens s’offensent aisément et avec véhémence sur ce genre de questions… Je me demande bien d’où vient cette différence, mais je l’ai toujours sentie, et je m’étonne de ce qu’elle soit aussi facilement saisissable.
Ce matin, en achetant mon billet retour au niveau du guichet d’une compagnie de bus, je remarque que le guichetier insiste pour me parler en haoussa (dans un espace où le français est, dans le contexte nigérien, la langue d’usage qu’on parle spontanément à quelqu’un qui a une apparence francophone). Machinalement, j’allais répondre en haoussa, puis décidai – expérimentation sociologique – de n’en rien faire en voyant que le guichetier comprenait français, puisqu’il finissait de rédiger un reçu. Je répondis en français. Il se raidit de façon perceptible, et je feignis de vouloir lui faire la conversation. Il répondit par monosyllabes. Lorsqu’il eût fini de me servir, je lui dis « merci » à trois reprises, et il finit par répondre par un murmure imperceptible. Froideur et mauvaise volonté qui venaient manifestement du fait que je lui parlais en français, puisqu’il était chaleureux et disert avec celui qui était là avant moi, et qui lui parlait uniquement en haoussa. Cette attitude était d’ailleurs assez inadéquate, car il n’était pas écrit sur ma figure que j’étais haoussaphone, mais je ne crois pas me tromper en y lisant une hostilité linguistique (plutôt que, par exemple, de la zarmaphobie, trait certes assez répandu à Maradi, mais sans vigueur et sans amertume). Ces signes sont intéressants et intrigants. Ils peuvent annoncer des orages à venir, mais il se peut aussi que ce ne soient que des mouettes égarées dans un désert.