Le premier coup d’État en Afrique fut celui mené contre Sylvanus Olympio en 1963. En général, l’évènement est lu, aujourd’hui, suivant le prisme de l’anticolonialisme, particulièrement en Afrique francophone, où l’on est persuadé que Gnassingbé Eyadéma était un simple homme-lige de la Françafrique utilisé par les Français pour mettre un terme à la carrière d’un leader patriotique. Évidemment, dès qu’on se penche sur les faits historiques, on découvre une réalité plus compliquée et plus intéressante. Les panafricains francophones seraient, par exemple, surpris de découvrir qu’Eyadéma a mené, vers la fin des années 1960, une mini-croisade contre le franc CFA, allant jusqu’à brusquer le général de Gaulle à ce sujet.
Mais pour en revenir à Olympio, ce qui m’a frappé – dans des recherches sur l’Afrique des années 1960 que je fais épisodiquement mais régulièrement depuis 2018 – ce sont les réactions de la presse africaine à son assassinat. Dans Jeune Afrique, qui était alors basé à Tunis et était loin d’être le journal très institutionnel de l’Afrique francophone que l’on connaît aujourd’hui, on peut lire : « L’Afrique noire, dès cet instant, n’est plus ce qu’elle était avant. Les gouvernements africains doivent en tirer la leçon : pour eux, toute autre méthode que celle du totalitarisme compromet le développement. Il faut le dire nettement. Les idées sur lesquelles ils fondent leur méthode ne sont la plupart du temps que des justifications. En réalité, ils ont choisi la solution facile. Celle qui permet de gouverner sans donner de comptes. Celle aussi qui permet à l’ancienne puissance coloniale de dormir tranquille. En réalité la facilité des uns, la tranquillité des autres ne peuvent qu’être de courte durée. Les assassins de Sylvano (sic) Olympio sont de tristes imbéciles, mais sa mort est un avertissement. » Avertissement à cause de mesures impopulaires prises par le gouvernement de Olympio : semaine de 45 heures, avancements freinés, chômage galopant, austérité « pour les autres » - exactement les mêmes raisons qui, trois ans plus tard, ont conduit à la chute, en Haute-Volta, de Maurice Yaméogo par voie d’insurrection populaire. On lit encore : « Il suffisait d’émettre une opinion désapprouvant la politique du gouvernement pour se retrouver le soir ou le lendemain dans l’une des prisons du Nord. Les critiques n’étaient pas possibles au Togo. La liberté d’expression et d’opinion étaient inexistantes. C’est peut-être pour cela que le peuple n’a pas réagi. Mais c’est peut-être aussi parce que tout le monde savait que le régime était condamné. »
À Dakar, la revue Afrique Nouvelle commentait de son côté : « Le Togo de papa disparaît ». Un éditorialiste du nom de Simon Kiba arguait : « Il est plus que temps que les Africains libéralisent leurs régimes. Il est peut-être encore plus important de rendre nos peuples heureux à l’intérieur de nos frontières que de faire l’entente africaine au sommet, à Addis-Abéba, ou ailleurs. Pensons-y. » Et encore : « Nous avons dit que nous nous soucions avant tout du bien-être de la masse, et nous lui refusons toute parole afin qu’elle n’ait pas à nous reprocher les hauts salaires inutiles, les voyages sans motifs, et toute la corruption et tout le népotisme. Nous faisons des jeunesses uniques qui ne servent qu’à fabriquer des « adorateurs » du culte de la personnalité et à servir de tremplin pour des ambitions personnelles. » Et, concluant que le seul remède est de donner la parole au peuple, l’éditorialiste indique que « cette mort sonne le glas de beaucoup de choses. La mort de Sylvano Olympio met fin à l’ère de la stabilité des gouvernements en Afrique. » Ces derniers en étaient conscients, car la presse rapporte que plusieurs d’entre eux s’étaient réunis pour exiger « une enquête serrée » sur l’assassinat.
Il est étonnant de se rendre compte que seulement trois ans après les indépendances, tous les vices que nous reprochons aujourd’hui encore aux gouvernements africains étaient déjà les mêmes qui frappaient alors ces commentateurs, qui pouvaient en tirer la leçon que c’était ces vices-là qui étaient à l’origine de la chute d’Olympio : corruption, népotisme, vénalité, goût du luxe et des voyages, asservissement de la jeunesse, culte de la personnalité, peu de vrai et sincère souci pour le pays réel, plastronage panafricain… Olympio n’était pas perçu, en 1963, comme un patriote africain idéal-typique, mais comme un chef d’État de calibre ordinaire, dont la chute, d’ailleurs, avait alarmé ses collègues, déjà adonnés aux réflexes de ce qu’on appelle aujourd’hui « le syndicat des chefs d’État ».
Je n’ai pas étudié les circonstances dans lesquelles ce coup d’État a eu lieu, et je ne fais ici que commenter des commentaires. Mais ces derniers reflètent fidèlement les perceptions de l’époque, qui, sur cet événement précis, étaient très différentes de celles que nous en avons aujourd’hui (essentiellement du fait de l’intellectualisme « darwinien » des panafricains engagés), mais qui, sur le sujet plus général des faillites des gouvernements africains, sont pour ainsi dire identiques à ce qui s’entend encore de nos jours.
Comme on dit : qui ne connaît pas son histoire, ou en tout cas les travers de son histoire, est condamné à les répéter. Il faudra bien revenir sur l’histoire de notre “point de départ”, l’Afrique des années 1960, sans a-prioris idéologiques et en acceptant donc d’être surpris.